Le Palais des Beaux-Arts de 1855

  Le bâtiment principal de l’Exposition des Beaux-Arts est construit entre l’avenue Montaigne et la rue Marboeuf, sur un terrain de 80m. sur l’avenue, sur 200m. de profondeur; des appendices contigüs au palais sont ajoutés à l’angle de la rue Marboeuf et de la rue Bizet pour augmenter la surface d’exposition. Ce palais, dont la construction est confiée à l’architecture du Louvre, M. Hector Lefuel (1810-1881), n’est pas destiné à survivre à l’événement, aussi a-t-on utilisé des moellons de plâtre et des pans de bois pour le bâtir.
  L’entrée principale se fait par la façade principale de l’avenue Montaigne; en forme d’hémicycle de style Renaissance, elle est composée de 7 archivoltes soutenues par des pilastres dont la frise porte l’inscription «Exposition Universelle des Beaux-Arts». Au-dessous de ces archivoltes, sept portes s’ouvrent sur le Palais; c’est là que se tiennent les préposés à la perception des droits d’entrée qui s’élèvent à 20 c. le dimanche, à 1 fr. les lundi, mardi, mercredi, jeudi et samedi, et à 2 fr. le vendredi. La façade de la rue Marboeuf est construite sur le même schéma, excepté qu’elle est en ligne droite et ne possède que trois arcades d’entrées.
  Au-delà des sept portes de l’entrée principale se trouve le vestibule où deux escaliers en double révolution conduisent au quatre galeries qui forment le premier étége; de part et d’autre des escaliers, deux vestiaires gratuits permettent au public de se débarasser afin de profiter pleinement de la visite. Sur le côté droit du Palais, toujours dans le vestibule, un buffet permet le rafraîchissement des consommateurs qui sont ici servis debout; dans le fond du bâtiment, un restaurant doté de nombreuses places assises est accessible par la section de la Sculpture.
   Une Grande Galerie continue fait le tour de l’édifice, laissant sur les parois de petites salles destinées à la présentation de toiles éparpillées d‘artistes dits mineurs; ces petites salles étant si sombres qu‘elles sont appelées salles des morts par les artistes eux-mêmes! La Grande Galerie entoure une galerie plus petite séparée en plusieurs carrés de 11 m. de large, et qui entoure elle-même, au centre de l’édifice, trois salons, deux dits petits de 21 m. sur 23 et un grand salon de 42 m. sur 46. Le premier petit salon et les galeries qui l’entourent sont destinés à recevoir les toiles et les sculptures venues des nations étrangères, le reste du rez-de-chaussée étant réservé à la peinture fançaise.
   La galerie de l’étage, située exactement au-dessus de la Grande Galerie du rez-de-chaussée, est dédiée à la lithographie, la gravure, les aquarelles, les pastels, les dessins et l’architecture.
   L’Annexe de la Sculpture française occupe l’appendice ajouté du côté de la rue Bizet, aux belles dimensions de 80m. sur 21; on y accède par deux entrées à partir de la section française.

  Les installations intérieures sont l’œuvre de M. de Mercey, le secrétaire général de la section des Beaux-Arts de la Commission impériale, qui a développé ici un système ingénieux d’aération par un canal souterrain. Pour préserver le Palais construit en bois et surtout son précieux contenu de tout incendie, un résevoir d’eau est placé au niveau de l’annexe de la sculpture, relié à 48 robinets placés dans tout le bâtiment; de plus, on peut compter sur la présence de deux postes de sapeur-pompier en service jour et nuit.

      Sur les traces de la reine Victoria…
Lors de son passage en France et à Paris au mois d’août, la reine Victoria a honoré le Palais des Beaux-Arts de sa royale présence; un amateur d’art contemporain se propose de suivre ces nobles pas et de donner ses humbles impressions sur l’Exposition.
Une fois passé le vestibule, les grands maîtres ne sont pas représentés dans les collections des nations étrangères, tout au plus quelques tableaux de genre fin et spirituel de MM. Duntze et Gensler des Villes Anséatiques.
Les Anglais, présents dans une longue galerie, ont envoyé une profusion de toiles et une magnifique collection de gravures et d’aquarelles présentées à l’étage. D’un genre à part, la peinture anglaise rend avec excellence les scènes d’intérieur et les animaux avec une finesse exquise et avec un naturel de détails. Citons, parmi les plus admirables, le peintre animalier Landseer (Animaux à la forge et Chiens au coin du feu), M. Lance (Coquette de village), M. Webster (Jeu de ballon et Marchand de cerises), M. Leslie (Oncle Tobie), toujours fort apprécié des Français. La sculpture britannique, sans être du grand art, se distingue par sa naïveté. Il paraît que l’ensemble des envois de la Grande-Bretagne se chiffre à 130.000 livres sterling, soit une fortune estimée à 3.250.000fr.!
Passons aux nations chargées d’une histoire et d’un passé, la Grèce, l’Espagne et l’Italie. Ce ne sont là que témoins du délabrement de l’art dans ces pays, à peine quelques pièces sans caractère, alors passons vite!
De l’exposition de l’Autriche, on ne peut retenir que quelques œuvres de l’école de Milan, notamment de splendides sculptures de marbre de Carrare.
Nous voici dans le salon carré de la Prusse; là, c’est la richesse de l’école idéaliste qui prime avec les envois de MM. Cornélius, Owerbeck, H. von Kaulbach, Rauck, qui exposent un grand nombre de paysages et de statues.
La Belgique et la Hollande perdurent les traditions de leurs écoles passées; il n’y a point d’originalité dans les toiles exposées, excepté la peinture de genre dans la galerie des Pays-Bas avec ses intérieurs de maisons hollandaises, les ateliers de peintres et d’artistes, les vues de monuments et de villes. La Belgique présente un salon de loin supérieur aux autres jusqu’ici.
On finit naturellement par l’exposition française; deux grands salons et sept galeries sont consacrés à la peinture française. Le Grand Salon, ou Salon Rectangulaire, et le Salon Carré réunissent les plus belles toiles du Palais, avec des œuvres de MM. Decamps, Meissonier, Cabanel, Chasseriau, Couture, Flandrin, Gérôme, Winterhalter ainsi que les paysagistes tels que MM. Corot, Rousseau, Diaz de La Pena, Courbet. M. Delacroix expose là 35 des ses œuvres (dont les célèbres Scène de massacre de Scio, la Justice de Trajan, les Femmes d’Alger). Deux salons particuliers ont été retenus pour deux des plus remarquables artistes français: M. Ingres, véritable chef de l’école idéaliste en France, y présente 40 toiles dont l’Apothéose d’Homère, le Triomphe de Napoléon Ier, ainsi que des portraits et odalisques; l’autre salon particulier accueille le peintre officiel des batailles, M. Horace Vernet et ses 22 tableaux.
À l’annexe des sculptures, que des artistes français… ce qui retient l’attention parmi toutes ces œuvres, c’est certainement la Statue du général Rapp de Frédéric-Auguste Bartholdi.
Au sortir du Palais des Beaux-Arts, pour faire la synthèse des merveilles que l’on vient d’admirer, on peut résumer l’art contemporain à quatre écoles: la très récente école anglaise, à l’originalité frappante qui excelle dans la représentation de la vie privée, l’école allemande, idéaliste avant tout, l’école flamande réaliste et emprunte du passé, et l’école française, très riche, tout à la fois classique, idéaliste et avant-gardiste.
Le Palais des Beaux-Arts présente une merveilleuse collection de tout ce qui se fait au monde dans ce domaine; c’est à n’en pas douter un événement exceptionnel qui se joue sous nos yeux, comme ne s’y est pas trompé M. Charles Baudelaire, critique d’art reconnu dans le milieu des Salons, qui publie trois articles sur l’Exposition, textes réunis dans l’ouvrage posthume Curiosités esthétiques.